Ce témoignage m'a été adressé par un ami. Je vous le livre tel quel :
Une
journée avec mon amie en fauteuil
Le quotidien dune personne à mobilité réduite, est-ce vivable ? Anne nous sert de guide pour une balade quelque peu ubuesque en plein Paris
Un projet de loi pour les personnes en situation de handicap doit être discuté en avril prochain à lAssemblée nationale. Foin des discours et des blablas. Nous avons voulu vivre le quotidien dune femme se déplaçant en fauteuil.
Parmi une foultitude dobstacles, Anne, armée dune bonne dose de patience, nous a fait visiter un Paris secret, celui de l« accessibilité » : non seulement la vieille ville, quasi interdite aux handicapés, mais aussi les quartiers Est, les plus récents, censés être entièrement aménagés. Pourquoi avoir choisi Paris ? Simplement parce que nous ne doutons pas quen la matière la capitale soit un exemple édifiant. Compte rendu désappointé.
Premier obstacle Trottoirs insurmontables
A nous deux, Paris
! Ville indigne, tes trottoirs sont-ils montés sur pilotis ? On tire,
on pousse, on plonge, on reste coincé dans le creux du caniveau, un il
essayant de se faire périscope pour voir si un chauffard ne surgirait
pas au dernier moment. Et puis on se détourne, pour cause de passage
trop haut, trop en creux ou occupé par la voiture dun indélicat,
dans tous les cas infranchissable à la force des bras. Il faut aller
plus loin. Quand la mobilité est réduite, il est des coins de
rue qui se font mirages, inaccessibles comme les Amériques.
Paris, Ville lumière, je te le dis, tes passages ne sont pas au niveau
! Filons dans des quartiers plus civilisés
Bercy et le 13e arrondissement,
deux portions de Paris flambant neuves, donc censées obéir à
un cahier des charges qui tienne enfin compte des personnes handicapées.
Nous y découvrons, côté trottoirs sentend, le paradis
de laccessibilité. Aux alentours de la Bibliothèque nationale
de France, les rebords saplatissent, comme pour sincliner sous les
roues du fauteuil de mon amie. Ses biscotos peuvent prendre enfin un peu de
repos. Profitant de ce trajet en ligne droite, nous nous interrogeons sur les
raisons qui peuvent bien empêcher la voirie de régler le problème,
au rythme où lon défonce les trottoirs de nos villes.
Deuxième obstacle Shopping défendu
Anne aime faire des courses. Dans son quartier, cest impossible. Entre elle et sa boulangère, sa fleuriste et sa vendeuse de fringues, il y a toujours une maudite marche (deux pour la banque, quatre pour la Sécu, six pour la poste : les services publics ne le sont pas pour tout le monde). Autant aller se rhabiller ailleurs.
Les boutiques récentes sont en général plus accessibles et dotées de cabines dessayage spécialement aménagées. Enfin presque car Anne a renoncé à un petit pull à cause dun local condamné, mais elle na pas lâché une jolie veste quelle a tout de même dû essayer entre deux piles de cartons ! Bonjour, laccueil Cour Saint-Emilion, elle est réellement la bienvenue, toutes les boutiques sont munies de rampes daccès et délévateurs pour franchir les quelques marches du seuil. Mais au restaurant, ce sont les toilettes qui ont été squattées par le personnel en mal de vestiaire A court de liquide, mon amie se dirige vers un distributeur de billets. Le premier est totalement inatteignable (trop haut), le deuxième, à moitié : « Tu tapes ton code au vu de tous, mais toi, tu ne vois rien de ce qui saffiche à lécran. » Ces négligences choquantes ne valent pas certaines aberrations de lurbanisme moderne : la délicieuse passerelle Solferino entièrement piétonne, dernier cri du design, débouche sur un maudit escalier qui oblige Anne à prendre une rampe, à longer la voie express sur 200 mètres une épreuve hautement insécurisante et à traverser la paisible (!) place de la Concorde pour entrer enfin dans les Tuileries. Pas vraiment direct, laccès au jardin public
Troisième obstacle Transports pas tout à fait en commun
La plaie, quand on se déplace en fauteuil, ce sont les transports qui nont de commun que le nom. Hors la récente ligne Météor, équipée dascenseurs et de sas au niveau des portillons, et Éole, dont une seule des stations demeure inaccessible allez savoir pourquoi , ils excluent tous ceux qui nont pas lusage de leurs jambes. Les personnes en fauteuil sont interdites de métro, et même si certains bus sont munis de plates-formes qui se mettent au niveau du trottoir, ils sont en général inabordables à cause de la circulation et des stationnements intempestifs.
Le TGV se targue dêtre aménagé et il lest, en première classe donc au prix fort. Compte tenu des difficultés financières dans lesquelles se débattent pas mal des personnes concernées (leur pension nexcède pas un demi-Smic), on peut parler de vraie faute de goût. Voilà pourquoi Anne se déplace en voiture. Et là encore la fracture sociale fait mal : seuls les modèles à boîte de vitesses automatique ou séquentielle, donc haut de gamme, conviennent.
Quatrième obstacle Ciné interdit
Anne et moi avons envie daller au cinéma. Elle sen est privée pendant des années, jusquà louverture des Ciné Cités, complexes respectueux des normes imposées. Ascenseurs, places réservées, accès facilité tout est prévu, même un minicomptoir en contrebas du bar central, pour que mon amie et moi puissions prendre un café ensemble. Cest dire si le lieu est courtois et fort rare. Dans la salle, on nous indique la place réservée. « Là, à lentrée, près des portes. »
Traduisez : en plein passage, derrière tout le monde, contre le mur. Et qui plus est, à côté de personne. Sympa ! Dans une autre salle, larchitecte a mis en scène le handicap façon brochette : il y a de la place pour trois fauteuils alignés, afin de rester entre soi, mais loin de ses proches, le long du balcon, avec lécran en pleine figure. « Jamais je ne pourrai me mettre là », sindigne Anne. Lintention était bonne et la bévue, réussie.
Cinquième obstacle Ascenseurs en panne ou squattés
par les valides
Lorsque vous dédaignez
lescalier mécanique du centre commercial pour coller votre chariot
débordant de victuailles dans lascenseur, avez-vous déjà
pensé que vous monopolisiez le seul moyen daccès de ceux
qui ont du mal à se déplacer ? Non ? Javoue que moi non
plus, et pourtant, pour les personnes à mobilité réduite,
il ny a jamais assez dascenseurs.
Lors de cette journée avec Anne, nous en avons pris et surtout
attendu de nombreux, transformés en monte-charge par des livreurs,
condamnés à cause de gamins qui adorent jouer avec ou carrément
verrouillés, comme celui de la Bibliothèque nationale, pourtant
un haut lieu de larchitecture contemporaine. Il faut appeler pour que
quelquun vienne ouvrir. Sur lesplanade, le vent et la pluie sont
à leur aise, pas nous. Et là, Anne se vexe, elle na tout
de même pas besoin dun accompagnateur pour prendre lascenseur
! Ailleurs, une bande de ravissantes lycéennes ignorent lEscalator
tout proche pour sengouffrer dans lascenseur sous le nez de mon
amie. Elles ne songent pas quil ny aura peut-être plus de
place pour le fauteuil dAnne. Je fulmine, elle sourit
Son commentaire
amusé : « Elles étaient fatiguées ! » Et puis
: « Je ne veux pas ronchonner ou me mettre en colère. Les gens
sont déjà mal à laise quand ils voient un fauteuil
roulant, inutile den rajouter
Et dailleurs, ça nest
pas un passe-droit. » Me voilà obligée de rentrer dans mes
gonds.
Sixième obstacle Les parkings inexistants, inadaptés ou complets
En une journée,
on aura tout vu en matière de parkings. En tant que paralysée
« privilégiée » selon ses termes , puisquelle
a choisi dinvestir dans une voiture équipée dune conduite
manuelle, Anne a besoin de se garer à proximité des lieux où
elle se rend. Pourquoi, me direz-vous ? Peut bien marcher, comme tout le monde
Eh bien non, elle ne marche pas, et son fauteuil la rend moins visible quand
elle traverse la chaussée, et les trottoirs ne sont toujours pas normalisés.
En plus, aujourdhui, il pleut. Il pleut pour tout le monde, non ? Sauf
quAnne, qui a besoin de ses mains pour faire rouler son fauteuil, ne peut
pas en plus tenir un parapluie.
A lHôtel de Ville, nous voulons entrer dans le parking du même
nom. « Est-il accessible ? Oui, madame, nous avons des places réservées,
mais lascenseur sarrêtant à mi-étage, vous ne
pourrez y accéder. » Autrement dit, on peut entrer dans le parking,
mais pas en sortir ! Astucieux
A lOpéra, nous avons tourné
casaque, parce que les trois places réservées aux abords des grands
magasins ont été supprimées après laménagement
récent des voies pour les bus. Au parking de la rue de Provence, nous
avisons une belle place réservée face à la sortie ascenseur.
Anne est toute contente. « Celle-là, je navais jamais réussi
à lavoir ! » Las ! elle ne peut pas sortir de son auto. Dun
côté, un gros pilier de béton, de lautre, un énorme
plot mempêchent dinstaller le fauteuil le long de la voiture.
Je suis atterrée. Anne, elle, préfère en rire. «
Il y a aussi des places trop étroites. » Oui, cest fou tout
ce qui existe
Nous optons finalement pour un créneau à cheval sur deux places,
parce que cest ça ou sinon on sen va. A Bercy, les trois
places extérieures réservées sont déjà prises,
une seule par une personne possédant une carte dinvalidité.
Nous nous décidons pour le parking en sous-sol, payant, bien sûr
! Mais les places réservées sont blotties dans un espace ouvert
seulement en cas daffluence. Pas de chance, aujourdhui, il ny
a pas grand monde
Nous rechevauchons deux emplacements. Le parking est
éloigné du centre commercial, sauf pour les piétons qui
bénéficient dun accès direct par lEscalator.
Les personnes en fauteuil roulant étant aguerries, elles peuvent sans
doute se taper un détour par la rue et prendre deux ascenseurs qui les
mènent en haut dudit Escalator
Le lendemain de cette course aux
obstacles avec la riante Anne, mon regard sur ma ville a changé. Jobserve
: « Là, elle passe. Là, elle ne passe pas. Elle ne passe
pas, elle ne passe pas. Elle ne passe pas
»
Privées de lieux publics !
Selon une étude
Ifop réalisée en 2001
27 % des mairies,
42,6 % des bureaux de poste,
65,9 % des salles de cinéma
71,1 % des musées municipaux
sont encore inaccessibles aux personnes invalides dans notre pays.
Plus de 1,5 million de personnes sont pourtant titulaires dune carte dinvalidité.