Une de mes nouvelles, utilisée dans divers concours littéraires et publiée...

 

Ballade pour des châtaignes

Pascal Doriguzzi

_ T’as pas cent balles ?" Le premier réflexe de Berger est d’envoyer promener le loqueteux malpropre qui sent la misère à dix mètres. Voilà, le jeune homme se réveille à quatre heures du matin, il boit un tilleul et avale deux tranches de pain beurré. Ensuite il monte la colline des Barres, taillée en escalier de géants par des faisses, qu’il gravit grâce aux marches de lauses scellées. C’est vite dit, mais du bas de la côte jusqu’à la vieille chapelle romane de Saint-Flour en haut des Barres, il faut compter l’aube et la levée du jour. Alors entendre ça ici, à mille lieux de tout ! Un coup à redescendre... Écoeuré, Berger pense qu’il lui reste encore deux bonnes heures de marche à travers landes et maquis pour arriver au hameau abandonné du mas Tèssier...

En se redressant péniblement après le dernier degré sous le vieil oratoire, il entend cette voix hâbleuse et goguenarde lui demander : "T’as pas cent balles ?" Le quidam ne ressemble pas au mendiant des villes ; il ne paraît ni un malingre transi ni drogué. Solidement planté sur ses deux pattes, sa musculature inciterait volontiers au respect, si sa question répétée "T’as pas cent balles ?" n’éveillait la méfiance. Mais Berger fait le poids du haut de son mètre quatre-vingt tanné sur les terrains de rugby.

_ Tu tombes mal, je suis sans un !" Le jeune homme ment un peu : quelques pièces de monnaie dorment dans sa gabardine, mais il n’en a pas vu d’autres depuis longtemps.

Il s’assoit sur une pierre au pied de l’église romane, et comme chaque matin, l’immensité étendue à ses pieds lui coupe le souffle. De longues crêtes étroites séparent des vallées profondes emplies du brouillard matinal. Une succession de pentes abruptes, parfois cinglées par les lacets d’une route perdue, et des ravins invisibles entre les côtes, tout cet océan sauvage compose les serres. Ces vastes espaces prennent des teintes printanières de plus en plus claires avec la montée du soleil.

_ T’as pas une clope ?" Berger le considère avec le regard noir d’un artiste peintre qui voit un passant éternuer sur la Joconde. Il veut répondre "Lâche-moi la grappe !" mais l’homme ajoute :

_ J’ai froid. J’ai rien croûté depuis deux jours... J’ai dormi dans un bois.." Il parle fatigué malgré le ton faussement enjoué qu’il se donne. Berger sent cet effort pour sauvegarder une fierté de Valencian, et il voit la gène humiliante derrière le masque gouailleur du gaillard affamé. Vaguement honteux de son premier réflexe, il sort quelques pommes flétries de sa musette, des fruits conservés dans le grenier par sa vielle tante à Sainte Croix ; il les tend au vagabond. Puis, il lui fait signe de l’accompagner :

_ On a deux bonnes heures de chemin..."

_ Ça m’fait pas peur." Ils marchent sans rien dire, parfois côte à côte du pas où vont les amis d’enfance. Ils grimpent des raidillons, puis ils traversent un haut plateau parcouru d’une brise d’ouest qui leur caresse la figure. Á gauche, les vals et les collines successives emportent leur regard jusqu’au seigneur couronné d’un château, l’Aigoual. Á droite, ils suivent la ligne bleue des monts Lozère dominant le pays dans leur noble plénitude. Devant eux, le Can de l’Hospitalet semble si près derrière Barre-les-Cévennes, qu’ils pourraient le toucher en tendant le bras. Berger se retourne pour regarder au loin vers les Alpes. Il voit parfois la cime du mont Ventoux, souvent blanchie en cette fin d’hivers, posée en haut du ciel sur la traînée laiteuse des cirrus quand le Mistral se mêle au paysage. Ce matin, la brume chaude dans la vallée du Rhône cache le colosse chauve.

Puis il jette un coup d’oeil à son compagnon. Son visage cramoisi par les privations conjuguées à la randonnée laisse pourtant deviner l’étonnement devant l’envergure infinie du haut pays. L’homme s’arrête. Les bras ballants il tourne sur lui même, et son regard pâle d’épuisement n’empêche pas un sourire joyeux d’éclairer son visage. Il répète doucement dans sa barbe naissante "Ce que c’est chouette ! Ce que c’est chouette !" Les compagnons de hasard arrivent à un hameau en ruine à moitié éboulé. Les lauses qui recouvraient les habitats gisent à terre. Des arbres ferment parfois ce qui reste des entrées. Les fenêtres béantes encadrent des coins de ciel bleu. Ils pénètrent dans une maison au centre du bourg, par un huis sans serrure, discret sous un escalier voûté. Celui-ci grimpe au mur pour monter à un palier desservant le néant...

La pièce sombre s’orne d’une grande cheminée, d’un coin aménagé pour dormir avec un matelas et des couvertures, d’une vieille table et deux petits bancs. Divers outils occupent un angle de la carrée, des sacs de ciment, des pioches et des pelles... Berger fouille dans un vieux buffet rafistolé. Il en tire un sac de jute qui lui échappe, et en tombant il laisse se répandre de grosses châtaignes brillantes dans leurs écorces. L’étranger regarde les fruits appétissants d’un air rêveur. Berger lui tend une cruche métallique, et lui demande :

_ Allez chercher de l’eau ; il y a un puits derrière la maison, une pompe à main sur un bac en pierre... Moi j’allume le feu pour les châtaignes." Le gars revient quelques minutes plus tard avec le broc plein à déborder. Un fumet généreux de marrons chauds emplit l’atmosphère. Le foyer craque et chante, et les flammes dansent joyeusement au son de leur musique. Ils installent un banc devant l’âtre, ils épluchent les fruits brûlants et se régalent ; l’homme mange avidement, sans rien dire, et une part impressionnante du sac de jute disparaît dans cet apaisement de fauve. Puis on attend un long moment, assis en silence, en regardant les braises. Berger parle le premier :

_ Tu viens d’où ?" (Le tutoiement vient tout seul, après une longue marche suivie d’une bonne bouffe).

_ De nulle part..." Un long silence suit, puis : "Il y a très longtemps j’étais entrepreneur près de Paris. Ma bourgeoise est partie avec la caisse, le chien, et mon associé. J’ai même fait de la tôle à cause des impayés... Au fait, mon prénom c’est Robert."

_ Moi c’est Berger. Rien à voir avec le métier ; c’était une idée de ma tante cévenole à cause de son mari mort en Algérie. Il élevait les moutons, alors..." Il sort un paquet de tabac et tous deux roulent des cigarettes. Robert reprend :

_ En sortant de la prison, je me faisais embaucher sur un chantier de construction dans le sud. Je travaillais comme simple ouvrier avec des immigrés maghrébins et congolais. Des types peinards, rien à voir avec mon ex et la belle-famille du genre coincés, tu vois ? Comme j’étais en cabane, ils disaient que je ne suis pas fréquentable... En réalité, ils avaient peur que je demande des comptes à leur fille. Chez ces gens-là on pèse les sentiments au centime près. Alors j’ai trouvé les musulmans plutôt reposants." Berger regarde le gars plus attentivement. Savoir qu’un vagabond a une histoire change le regard qu’on a sur lui. En quelque sorte, il retrouve son humanité... Quelques cheveux gris soulignent la cinquantaine toute proche.

_ Un matin sur le chantier, des dirigeants et des directeurs visitent les travaux. Soudain, l’un d’eux m’appelle : "Robert !" C’était André, un ami d’enfance devenu haut fonctionnaire, et qui m’avait reconnu. Il s’étonnait, selon ses mots, de me voir "tombé" à ce niveau..." L’homme avale une longue rasade d’eau fraîche. Il n’a plus le ventre plein depuis longtemps, et il ne se souvient plus d’avoir jamais parlé de lui à quelqu’un. Il continue :

_ Hé oui ! Les gens biens voient toujours le travail manuel " à ce niveau". Il m’a tout de même donné un coup de pouce. Il m’a fait entrer dans la Légion étrangère."

_ Mais t’es pas étranger..?"

_ J’étais pauvre donc j’étais de partout..."

_ T’en avais assez du chantier ?"

_ Le chantier, non. Je voulais juste changer d’air, voir du pays, casser définitivement avec avant. On m’a pris parce que j’avais trente ans ; et je suis plutôt solide..."

_ Oui, je m’en suis rendu compte !"

Berger se demande s’il aurait survécu à une grimpette de deux heures sur le plateau, avec l’estomac vide depuis deux jours.

_ J’en ai vu du pays, la Corse, le Midi, la Guyane, l’Afrique... J’ai même fait la guerre en Irak. C’était pas beau à voir ; je n’ai jamais su pourquoi on était allé là-bas, sinon pour arrêter les rescapés de régiments anéantis par des semaines de bombardements..." Il ajoute pensif : "Au moins avec nous, les prisonniers sont revenus vivants..."

_ Ça ne me dit pas ce que tu fais ici, en pleine cambrousse ravitaillée par les corbeaux !"

_ Mon engagement terminé, je n’ai pas rempilé ; j’étais sergent et à mon âge, je n’avais guère d’avenir, par Sainte Barbe* ! . Et je partais avec une bonne prime... Je n’ai trouvé que des petits boulots, des loyers pas chers dans des quartiers lépreux, la descente quoi... On a essayé une petite société de bricolage au noir avec d’autres chômeurs. Un soir, il y eut une descente de police, parce qu’un type de la société cambriolait des appartements. On a tous pris trois ans de cabane." Un long silence suit entrecoupé d’une rasade d’eau, puis Robert reprend : "J’ai fini au Resto du coeur et dans les foyers pour paumés. Des services sociaux m’ont fait remplir un tas de papiers - ça a duré deux semaines -. Finalement, j’ai eu droit à trois boites de petits pois... J’te jure que c’est vrai !"

_ Le bonheur quoi !"

_ Un jour j’en ai eu assez de ce cirque, et je me suis mis en route. J’ai marché droit devant moi vers n’importe où. Puis j’ai pensé à mes grands parents protestants. Ils me parlaient toujours des Cévennes. J’ai voulu voir... Et toi, tu habites par là ?"

_ Moi c’est comme toi mais en plus simple. J’ai vingt-sept ans... J’ai galèré pendant cinq ans entre le chômage, les salaires de misère et les stages parkings. J’essaie d’arrêter tout ça. Ce village abandonné appartient à ma tante. Je vais le retaper avec des potes, et on verra si on peut faire quelque chose avec les vacanciers, des chevaux, tout ça... On verra."

Puis les deux gars se regardent, étonnés du même sentiment qui leur traverse l’esprit : Les Cévennes servent de refuge depuis toujours, à tous les proscrits, les résistants, les insoumis. Les réfugiés Cathares poursuivis par les Dominicains, les Réformés luttant dans leurs vallées quand leurs chefs durent émigrer à Genève ou Amsterdam, les Camisards chassés par les troupes de Louis XIV, les terres sauvages cévenoles accueillent toujours les oppressés. Pendant l’occupation deux cyprès dressés devant une maison, symbole de protestantisme, signifient toujours un refuge sûr pour les rebelles au STO** ou les résistants... Berger le jeune paumé d’office, et Robert le trop vieux de cinquante ans, sont-ils les jouets du hasard, feuilles mortes déposées là par le souffle du temps ? Ou n’obéissent-ils pas à une logique secrète qui appelle dans ces causses désolées les naufragés d’une nouvelle oppression ? Berger se lève, il prend quelques outils et dit :

_ Dors si tu veux, moi j’ai du boulot." Robert reste au hameau des mois durant. Il abat un travail de sanglier avec Berger, et au début de l’été, le lieu dit mas Tèssier change déjà d’aspect. Les constructions abhorrent leur toiture de lauses et les murs se redressent. Les deux ouvriers se montrent aussi tenaces que des oliviers. Les châtaignes grillées constituent leur met préféré, agrémenté parfois de pain et de fromage de chèvre. Les deux compagnons deviennent amis, étonnés d’avoir à monter dans cette solitude aride pour trouver un bon copain. "Le meilleur pote que j’ai depuis longtemps !" pense Robert. Robert part un matin, emportant ses quelques affaires, sans prévenir. Berger trouve la maison vide, c’est tout.

Le soir, des gendarmes l’interceptent lorsqu’il redescend sur Sainte Croix - Vallée Française :

_ Avez-vous croisé quelqu’un ces derniers jours ? Un homme costaud, la cinquantaine, l’accent goguenard... Quelqu’un l’a aperçu sur le plateau... C’est une vérification de routine..." Le jeune homme répond sans hésiter :

_ Non, là-haut il n’y a que le vent."

* Sainte Barbe est la patronne des légionnaires. Robert l’évoque souvent.

** Service du Travail Obligatoire en Allemagne, de 1943 à1944.

Pascal Doriguzzi le 4 Mars 1998.

 

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