Cour suprême du Canada : verdict sur la discrimination fondée sur le handicap
Le 3 mai 2000, la Cour suprême du Canada a rendu une décision unanime sur l’interprétation du terme « handicap » dans la législation anti-discrimination du Québec, relativement à trois plaintes soumises à la Commission des droits de la personne de la province.Erreur! Signet non défini. Bien qu’aucun de ces cas ne comporte de discrimination fondée sur le VIH, la solide décision de la Cour aura des effets bénéfiques au chapitre de la protection et de la promotion des droits des personnes vivant avec le VIH/sida, particulièrement celles qui résident au Québec. La décision reconnaît que toute personne a le droit d’être protégée contre la discrimination fondée sur le handicap, même si son état n’implique aucune limitation fonctionnelle et que la discrimination est basée sur la perception qu’elle est handicapée.
La Ville de Montréal avait refusé d’engager une personne comme jardinier et une autre comme agent de police, parce qu’un examen médical préalable à l’emploi avait révélé une anomalie à la colonne vertébrale. Dans une troisième affaire, la Ville de Boisbriand avait congédié un policier atteint de la maladie de Crohn. Dans chaque cas, la preuve médicale indiquait que les personnes concernées étaient capables d’exécuter les tâches normales de l’emploi en question et n’avaient aucune limitation fonctionnelle. Les trois personnes ont porté plainte auprès de la Commission des droits de la personne de la province, soutenant qu’elles étaient victimes de discrimination fondée sur le handicap.
La Charte des droits et libertés de la personne du Québec, qui est la loi anti-discrimination de la province, interdit dans l’emploi l’exercice de discrimination fondée sur « le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap ».
La Charte prévoit par ailleurs que « une distinction, exclusion ou préférence fondée sur les aptitudes ou qualités requises par un emploi [...] est réputée non discriminatoire ».
Une autre loi québécoise destinée à protéger les droits des personnes souffrant d’incapacités définit ainsi le terme « personne handicapée » : « toute personne limitée dans l’accomplissement d’activités normales et qui, de façon significative et persistante, est atteinte d’une déficience physique ou mentale ou qui utilise régulièrement une orthèse, une prothèse ou tout autre moyen pour pallier son handicap ».
Le juge Brossard, du Tribunal des droits de la personne, a rejeté les deux premières plaintes.
Il a rejeté l’idée qu’un handicap pouvait être perçu subjectivement. Bien que, dans les autres provinces, les lois anti-discrimination interdisent expressément la discrimination fondée sur un handicap « perçu », il a conclu que le texte de la loi du Québec ne devait pas être interprété de cette façon (même s’il reconnaissait qu’une interprétation téléologique de la loi était requise, de manière à favoriser l’intégration des personnes handicapées dans la société). Il a par conséquent conclu que, sans limitation fonctionnelle, les plaignants n’étaient pas atteints d’un « handicap » au sens de la loi et ne pouvaient donc pas porter plainte pour discrimination. Il s’est également dit d’avis que l’état de santé d’une personne ne pouvait pas être un « handicap » parce que, selon lui, reconnaître qu’il y a handicap dans les cas où il n’y a pas de limitations fonctionnelles aurait pour effet de banaliser la loi anti-discrimination.


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Par contraste, dans la troisième affaire, la juge Rivet, du Tribunal des droits de la personne, a favorisé une « interprétation large du terme handicap ». Elle a conclu que l’évaluation ou l’identification d’un handicap pouvait être objective ou purement subjective, et que refuser un emploi à une personne à cause d’un handicap perçu n’en constitue pas moins de la discrimination fondée sur le « handicap ». Elle a par conséquent accueilli la plainte concernant les droits de la personne qui avait été portée par le troisième plaignant.
La Cour d’appel du Québec a convenu avec la juge Rivet que le terme « handicap » devait être interprété largement; elle a observé que cette position était conforme aux normes constitutionnelles établies par la Charte canadienne des droits et libertés et par de nombreuses décisions jurisprudentielles selon lesquelles les lois relatives aux droits de la personne devaient recevoir une interprétation libérale et téléologique qui soit flexible et permette à la loi d’être adaptée aux conditions sociales changeantes et à l’évolution des concepts relatifs aux droits de la personne. Les employeurs ont porté cette décision en appel devant la Cour suprême du Canada, un geste étonnant, considérant la force des précédents à l’appui de la décision de la Cour d’appel.
En effet, la Cour suprême du Canada a fermement confirmé la position de la Cour d’appel. Dans un jugement rendu à l’unanimité, la juge L’Heureux-Dubé a réitéré l’idée fondamentale que :
Les objectifs de la Charte, soit le droit à l’égalité et la protection contre la discrimination, ne sauraient se réaliser à moins que l’on reconnaisse que les actes discriminatoires puissent être fondés autant sur les perceptions, les mythes et les stéréotypes que sur l’existence de limitations fonctionnelles réelles. La nature même de la discrimination étant souvent subjective, imposer à la victime de discrimination le fardeau de prouver l’existence objective de limitations fonctionnelles est lui imposer une tâche pratiquement impossible, car les limitations fonctionnelles n’existent souvent que dans l’esprit d’autres personnes, ici l’employeur.
Il serait étrange que le législateur ait voulu intégrer au marché du travail les personnes atteintes de handicaps présentant des limitations fonctionnelles alors que les personnes sans limitations fonctionnelles en seraient exclues. Cela semble la négation même de la notion de discrimination.
J’estime alors que l’objectif anti-discriminatoire de la Charte exige que le motif « handicap » soit interprété de façon à reconnaître son élément subjectif. Un « handicap » comprend donc des affections qui n’occasionnent en réalité aucune limitation ou incapacité fonctionnelle.
La Cour suprême a noté qu’un certain nombre d’affections ont déjà été reconnues susceptibles de donner naissance à une plainte de discrimination fondée sur le handicap, bien qu’elles n’aient pas entraîné (à l’époque) de limitation fonctionnelle; la séropositivité en fait partie, selon les conclusions de l’affaire Thwaites, qui concernait un membre séropositif des forces armées. La Cour a également conclu expressément que, bien que les fondements biomédicaux du « handicap » doivent être pris en considération, pour les fins de la législation anti-discrimination.


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Il importe d’aller au-delà de ce seul critère. C’est alors qu’une approche multidimensionnelle qui tient compte de l’élément socio-politique s’avère très pertinente. En mettant l’emphase sur la dignité humaine, le respect et le droit à l’égalité, plutôt que sur la condition biomédicale tout court, cette approche reconnaît que les attitudes de la société et de ses membres contribuent souvent à l’idée ou à la perception d’un « handicap ». Ainsi, une personne peut n’avoir aucune limitation dans la vie courante sauf celles qui sont créées par le préjudice et les stéréotypes. [...] Ainsi, un « handicap » peut résulter aussi bien d’une limitation physique que d’une affection, d’une construction sociale, d’une perception de limitation ou d’une combinaison de tous ces facteurs. C’est l’effet de l’ensemble de ces circonstances qui détermine si l’individu est ou non affecté d’un « handicap » pour les fins de la Charte. [...] L’analyse multidimensionnelle [...] vise non seulement la suppression de la discrimination à l’endroit de personnes handicapées, elle cherche également à mettre un terme au [Traduction] « phénomène social du handicap » [...] et, de façon plus générale, elle vise la suppression de la discrimination et de l’inégalité.
Cette orientation claire de la part de la Cour suprême est la bienvenue, particulièrement parce qu’elle continue de placer les considérations liées à la dignité au centre de l’analyse des droits à l’égalité et qu’elle met l’accent sur le contexte social dans lequel la discrimination survient, en évitant les interprétations techniques et étroites de la loi qui auraient pour effet de priver de nombreuses personnes d’une protection adéquate contre la discrimination.

1. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Montréal (Ville); Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Boisbriand (Ville); 2000 SCC 27, [2000] SCJ no 24 (QL).
2. L.R.Q., ch. C-12, art.10, 16.
3. Ibid., art. 20.
4. Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées, L.R.Q., ch. E-20.1, art. 1(g).
5. (1996) 25 C.H.R.R. D/407 et D/412, [1995] J.T.D.P.Q. no 4 et no 5 (QL) (T.D.P.Q.).
6. (1996) 25 C.H.R.R. D/474 (T.D.P.Q.).
7. [1998] R.J.Q. 688, 33 C.H.R.R. D/149, [1998] QJ no 369 (QL) (C.A.).
8. Québec (C.D.P.J.) c. Montréal; Québec (C.D.P.J.) c. Boisbriand, supra, note 1, par. 39-41 (QL).
9. Twaites c. Canada (Forces armées) (1993), 19 C.H.R.R. D/259 (T.C.D.P.).
10. Québec (C.D.P.J.) c. Montréal; Québec (C.D.P.J.) c. Boisbriand, supra, note 1, par. 77, 79, 83 (QL)