Cet article est paru dans la revue "Science-po. in Europa" N° 4, Bruxelles, le 28 Mars 1992

 

Le " Handicap " : une histoire fondamentalement politique

Pascal Doriguzzi

 

L’Assemblée Générale des Nations Unies définit le " handicapé " comme le terme " désignant toute personne dans l’incapacité d’assurer elle-même tout ou partie des nécessités d’une vie individuelle et sociale normale, du fait d’une déficience, congénitale ou non, de ses capacités physiques et mentales " ( 1 ). François BLOCH-LAINE établit sur la vie sociale des personnes handicapées en 1967, à la demande de GeorgesPOMPIDOU, dans lequel il cerne la dimension sociale du handicap ( 2 ) : " Sont inadaptés à la société dont ils font partie; les enfants, les adolescents, les adultes qui, pour des raisons diverses, plus ou moins graves, éprouvent des difficultés plus ou moins grandes, a être ou agir comme les autres. De ceux-là on dit qu’ils sont handicapés parcequ’ils subissent, par suite de leur état physique, mental ou caractériel, ou de lur sitiation sociale, des troubles qui constituent pour eux des handicaps, c’est à dire des faiblesses, des servitudes particulières par rapport à la normale; la normale etant définie comme la moyenne des capacités et des chances de la plupart des individus vivant dans la même société ".

Ces deux définitions du handicap témoignent de la difficulté de trouver une terminologie précise. Trois constantes apparaissent dans toute tentatives de ce type :

- Le va et vient entre " le handicapé " en tant qu’individu (" . . . personne incapable d’assurer elle-même. . . " - AG. DE L’ONU. - ) et la dimension sociale du handicap parlée au pluriel, en terme de "groupe" ou "population" (". . . ils sont handicapés. . . parcequ’ils subissent des troubles qui constituent pour eux des handicaps. . " -BLOCH-LAINE- ). L’ambiguité de l’individualisation-socia-lisation fait du "handicap" un modèle social qui qualifie la personne "d’handicapée" tout en l’objectivant dans une distinction normative.

- La " vie sociale normale " de l’ONU. ou la "norme définie comme moyenne des capacités (...) des individus vivant dans la même société" illustrent la fonction évaluative du vocable "handicap"; le rapport à une moyenne sociale inserre la notion de "handicap" dans ce que François EWALD appelle "l’ordre normatif" (3 )

- Les rapports du "handicap" avec la société, ou "du handicapé" dans son rapport social, sont des définitions de l’ONU, comme du conseiller d’Etat.

Toutefois, "vie sociale normale" ou "inadaptés à la société" restent flous pour délimiter une question imprécise, que François BLOCH-LAINE traite sous l’angle de "l’inadaptation sociale". Loin de clarifier le champ étudié, il suscite des interrogations sur la normalité, les formes sociales de l’inadaptation. Les travaux parlementaires de la loi du handicap, mais déclarent explicitement leur incapacité à définir le handicap afin de n’exclure personne du champ d’application de la loi. Ils confient cette responsabilité aux commissions techniques d’orientations et de reclasement professionnel ( COTOREP ) et aux commissions départementales d’Education Spécialisée ( CDES ) ( 4 )

La définition du handicap connaît une difference d’appréciation suivant son auteur nommée sur le champ politique ou utilisée par l’administration. Si les débats politiques parlent plus volontiers "d’handicapés", les pratiques administratives utilisent les vocables "d’infirmes", "d'invalides", pour évaluer les individus. Les directions de l’Action Sanitaire et Sociale, les Caisses d’Allocations Familiales et autres organismes sociaux désignent par "infirme" le handicapé de naissance ou de maladie évolutive; "l’invalide" l’est devenu par accident du travail ou victime de guerre (5) ; "handicapé", moins utilisé par les réglements, recouvre les personnes reconnues par la loi de 1975, (classement explicité dans les formulaires de déclara- tions de revenus remplis chaque année par les handicapés nécessitant les droits à l’aide sociale). Les COTOREP, classent le travailleur handicapé en catégories A,B ou C, suivant la gravité du handicap (elles se situent sur un plan purement médical; le travailleur est estimé en fonction de son état de santé, moins de ses compétences , capacités professionnelles). Elles attribuent un pourcentage d’invalidité ouvrant droit à telle ou telle mesure. La sécurité sociale évalue son taux de prise en charge par rapport à l’attribution de l’allocation aux adultes handicapés par la COTOREP. La Direction de la Solidarité Départementale effectue sa propre evaluation sur la base du déficit d’autonomie imposant l’aide d’une tierce-personne (notons que lors des contrôles administratifs quinquénaux, les capacités effectives sont considérées pour l’attribution d’aide, alors que les critères médicaux priment dans la reconaissance de travailleur handicapé). Le même individu peut donc avoir des taux d’invalidité différebts suivant les administrations parce que les critères d’évaluation dépendent d’interventions différentes. Cela aboutit à prendre acte des capacités effectives pour accorder, diminuer ou refuser une tierce-personne (auxiliaire de vie), mais à situer le travailleur handicapé sur le plan médical plus que sur celui des capacités professionnelle.

Le traitement administratif correspond au rapport social et professionnel du travailleur handicapé; la modélisation du handicapé dans la solidarité en fait un objet humanitaire, médical, avant un travailleur. Un bilan chiffré du travail de ces organismes, fourni par l’article de FELDER,ROTMAN et CAZALDA dans "Informations", organe du Ministère des Affaires Sociales, constitue une version sinthétique sur les quinze années écoulées depuis la loi d’orientation (6) Les auteurs constatent l’ouverture des droits des handicapés à d’autres catégories sociales (personnes agées). Amalgamer les populations qui ont des difficultés à évoluer dans la société "ordinaire" renvoit au concept "d’inadaptation" plus large que "handicap". ( Les anglo-saxons désignent le "handicap", mot de racine britannique, par le vacable "disabled" plus signifiant de l’instabilité sociale que de déficiens individuelle).

"Instabilité sociale" n’est guère plus flou que "handicap" respectable de tous les facteurs de marginalisation. Christian HERNANDEZ souligne la confusion entre le handicap (fauteil roulant par example) et l’inaptitude, qui provoque le rejet à priori du champ professionnel d’une personne estimée incapable (par qui et comment ?),aprés avoir mis en avant l’imprécision des statistiques en raison du flou des concepts (HERNANDEZ traite de l’insertion des handicapés dans la fonction publique (7). Sa position de principe est de distinguer l’inaptitude du handicap, (ibiden 7). Il constate que le handicap échape à toute définition rigoureuse et précieuse et répond à un besoin qu’a la société de classer et distinguer des gens différents entre eux et réunis par une situation particulière. De plus, le langage politique utilise le terme pour nommer de "cas sociaux" distincts de l’objet traité par HERNANDEZ ; "handicap culturel", "handicap social" etc. Juridiquement, le handicap ressort du bénéfice de la loi du 30/6/1975. Cela produit deux effets pervers :

- Les ayants-droits sont moins nombreux que les victimes de handicaps (rééducation professionnelle et accidentés du travail par exemple).

- Orientation massive vers l’emploi à vide dans le travail protégé, c’est à dire marginalisé (8).

Le rapport HERNANDEZ propose "d’oublier le handicap et ne considérer que la valeur professionnelle et morale" (9). Il s’agit de mesures pour l’emploi de handicapés physiques. "Handicap" est si flou juridiquement, et si globalisant dans ses utilisations sociales et politiques, qu’il nécessite l’accompagnement de qualificatifs : physiques, mentaux, sensoriels... si ce n’est son remplacement par le type de handicap (sourds et malentendants, myopathes, cardiaques congénitaux... (10). Les conseillers d’Etat Claude LASRY et Michel GAGNEUX pensent " qu’il ne peut exister de définition rigoureuse d’une réalité ( le handicap ) par essence relative et évolutive" (11). Ils insistent sur le fait qu’on désigne ainsinon la déficience elle-même, mais l’inadaptation issue de cette déficience. Ils appuient leur constat d’indéfinition du handicap sur le rapport de la cour des comptes; "autant l’infirmité peut revêrtir un aspect médical, quantifiable aux besoins, autant le handicap demeure éminent capricieux et multiforme, puisque trés lié à un vaste environnement, celui du travail, du milieu de vie, des relations avec autrui" (12). La frontière est mince entre inadaptation et handicap. En l’absence de définition, des enfants présentant des troubles mineurs du comportement peuvent être classés "handicapés" par les CDES ou des "problèmes sociaux" assistés de cette manière par des COTOREP, faute d’autres dispositifs adaptés (vieillards sans ressources, chômeur de trop longue durée...)

Selon, les auteurs, le risque existe de voir les avantages et l’inadaptation devenir une sorte de "statut du handicapé", c’est à dire un état de marginalité socialement admis, voir reconnu comme un droit. Outre que cela réduirait encore les perspectives d’intégration en érigeant l’assistance comme norme juridique du handicap, la carence de définition ferait un réceptacle pour de multiples formes d’inadaptation (LASRY et GAGNEUX travaillent en 1981-82, avant la loi du 1/12/1988 sur le Revenu Minimum d’Insertion qui nous paraît plus potentiellement productrice encore d’un "statut de la pauvreté"). Bernard LORY pense que la société estime le handicap en fonction du trouble occasionné au système de contraintes sociales produisant des normes collectives; "Le handicap apparaît (...) comme un facteur d’origine physique ou sociale réduisant la capacité d’une personne. L e handicap se transforme en inadaptation à partir du moment où il interdit à la personne qui en est porteuse de jouer le rôle que la société attend d’elle". (13). Le handicap considéré comme anomalie individuelle devient anormalité en fonction des normes imposées par l’environnement. Celles-ci sont fluctuantes comme le démontre les travaux de C. HERNANDEZ; il suffit de ne plus confondre handicap avec incapacité pour rendre possible l’insertion professionnelle et diminuer l’inadaptation sociale.

De plus, la société occidentale produit de l’inadaptation, de la pauvreté et de la précarité. De nouvelles normes conformes à ces situations y naissent, et le handicap tend à devenir une simple forme de la pauvreté (certains handicapés pointent au RMI afin d’effectuer un travail de réinsertion). Les données statistiques ne sont fiables qu’a condition de préciser les normes d’évaluation retenues et les conditions de leur production sociale. Michel CHAVIERE affirme le terme "handicap" comme notion à la fois singulière et plurielle, qualifiant l’individu handicapé tout en accentuant le caractère administratif d’une population "cible" d’un travail social (14). Le vocable définit plus un rapport social qu’un état physique, mental, voire social (au sens où LORY le pose en préliminaire du préjudice causé au rôle social attendu par la société). Il désigne la place dans la société, l’espace social occupé, le statut et le travail administratif et politique qui lui correspond. La question soulevée par CHAUVIERE implique le concept de "modélisation du handicap", c’est à dire l’utilisation de ce dérnier en tant que norme reconnue. Le "handicapé" n’est plus "anormal" mais un simple critère de définition.

Au "handicap" correspond une reconnaissance de droits et de contraintes spécifiques. Un ensemble de schémas et valeurs sociales qui construisent une représentation normative appelée "identité sociale virtuelle" par Erving GOFFMAN. Le "vrai handicapé" correspond à une représentation sociale propre qui en fait un être "normal", c’est à dire conforme à ce que les conventions sociales affirment pouvoir attendre d’un handicapé. Les capacités réelles du handicapé (en mieux ou en moins) consistuent ce que GOFFMAN appelle "l’identité sociale réelle". C’est dit-il, le désaccord entre l’identité sociale réelle et virtuelle qui consiste un "stigmate" appelé "faiblesse, déficit ou handicap" (15). Jean DELUMEAU dévoile comment l’occident exorcise ses peurs, ses angoisses; en les nommant (16). L’évolution des vocables de l’infirme au handicapé serait l’apprivoisement du "problème social" (17). Yves BARREL explique la carence des sciences sociales sur certains sujets de marginalité par le "vide social" sans issue qu’ils suscitent (18).

Modélisation, identité, représentation, autant de sujets concernant la définition du handicap. Toutefois, nous limitons volontairement notre propos à la question de la définition historico-politique : Le handicap est un produit historique à la politique de l’Etat providence et seule cette méthode replace la définition dans son contexte de naissance sociale. Nous proposons une définition politique du handicap, prenant en compte le processus historico-social qui le produit. Elle s’inspire des travaux de François EWALD sur "l’ordre normatif" (19). "Travailleur handicapés" apparaît pour la première fois dans un texte législatif le 23/11/1957 à propos de l’emploi des travailleurs handicapés. Le terme compare non avec le travailleur voisin mais avec une norme statistique. Un individu moyen sensé représenter l’homme ordinaire, de sexe masculin, d’âge mûr sans être vieux, en bonne santé, sans particularité physique ou mentale. Ce phantasme sert d’étalon comparatif à tout candidat sur le marché de l’emploi. "Handicap" résulte d’un aboutissement statistique de l’Etat Providence. Il naît de la rencontre des politiques d’assistance publique et de la moyenne statistique. Toute personne qui, à un titre ou un autre ne correspond pas à la moyenne éprouve des difficultés dans sa vie sociale. Ceux qui ne s’adaptent pas à ces critères jouissent de règles d’insertions spécifiques : jeunes, immigrés, handicapés, travailleurs trop agés, femmes...

La loi du 23/11/1957 donne au travailleur handicapé un statut qui le normalise (met en norme) et le distingue. Elle fait un travailleur de l’invalide tout en justifiant un traitement spécial. La médicalisation désigne le lieu d’insertion professionnelle des travailleurs handicapés, le rôle qu’ils jouent dans la production et la société. Si "invalide" est une norme comparative dans les débats législatifs, "handicapé" prend un sens évaluatif ; il ne s’agit plus seulement de mesurer les capacités de rendement professionnel, mais d’evaluer les capacités d’insertion / intégration dans la société. Selon des critères politiques et juridiques d’égalité; or l’égalité (ou l’inégalité) suppose la participation à un champ social commun. C’est pourquoi on ne peut parler "d’exclusion" à propos de "handicapés" ; le terme de "statut social" lui correspond puisqu’il le situe sur le champ social.

REFERENCES

(1) Déclaration universelle des personnes handicapées votée le 9/12/1957

(2) BLOCH-LAINE François "Etude du problème de l’inadaptation des personnes handicapées" Documentation Française, Paris, Janvier 1968 (Rapport d’ensemble sur l’inadaptation, antérieur à la loi d’orientation du 30/6/1975).

(3) EWALD François "L’Etat Providence" ed. Grasset, Paris, Janvier 1968, PP. 381 et S.

(4) Journal Officiel des Débats : Assemblée Nationale du 13/12/1974 1° et 2° séance, pp. 7814 à 7834, et 7835 à 7852. Interventions des députés BORVEAU(Raporteur du conseil Economique et Social). Claude WEBER (Député Communiste). René LENOIR (Secrétaire d’Etat à la Santé). Ernest RICKERT (Centre des Démocrates Sociaux). Lucien RICHARD( Union des Démocrates Républicains). . . où tous constatent les risques et limites d’une définition politique du handicap. Les attributions des commissions départementales sont votées en 1° séance de l’Assemblée Nationale du 19/12/1975, pp. 8097 à 8112.

(5) Ces distinctions remontent à l’entre-deux guerres. Voir "La III° République et la solidarité : la socialisation de l’infirmité" thèse de 3° cycle soutenue par DORIGUZZI Pascal, 10/05/89, à la Faculté de Droit et Sciences Economiques de Montpellier.

(6) FELDER Camille , ROTMAN Gilles , CALZADA Christian , "Informations" N° 16 Février 1992, Paris, article "Les aides financières aux handicapés quinze ans aprés la loi de 1975" Ministère des Affaires Sociales, de la solidarité et de l’Intégration.

(7) HERNANDEZ Christian (Conseiller d’Etat chargé de mission) "L’insertion des handicapés dans la Fonction Publique. Rapport au Ministre de la Fonction Publique et des Réformes administratives et au Ministre des Affaires Sociales et de la Solidarité Nationale" La Documentation Française Coll, des rapports Officiels, paris, Août 1982, pp à 1

(8) Ibidem, pp. 20 et 21

(9) Ibidem, p. 161, sur contribution de l’Association des Paralysés de France.

(10) Ibidem, pp. 146 et s.

(11) LASRY Claude et GAGNEUX Michel "Bilan de la politique en direction des personnes handicapées. Rapport au Ministre de la Solidarité nationale" La Documentation Française coll. des Rapports Officiels, Paris. Février 1983. p. 7.

(12) Ibidem p. 8. Rapport de la Cour des Comptes sur l’application de la loi du 30/6/1975.

(13) Lory Bernard "La politique d’action sociale" édition Privat coll Science de l’Homme. Toulouse. Janvier 1983, p. 182.

(14) CHAUVIERE Michel dans la revue "CONNEXIONS psychosociologie sciences humaines" N°32 "ENFANCE INADAPTEE analyse sociale des pratiques rééducatives" Paris, 1° trimestre 1981, pp. 45-46.

(15) GOFFMAN Erving "STIGMATE les usages sociaux des handicaps" traduit de l’anglais par Alain KIHM, ed. Les Éditions de Minuits coll. "Le sens commun", Paris. Mai 1989, pp. 12 et s.

(16) DELUMEAU Jean "La peur en Occident" éd. Fayard, Paris. 1978, coll. Pluriel N°11.

(17) Idem (5)

(18) Barrel Yves "La marginalité sociale" éd. PUF. . . Paris. 1982, Tome 3.

(19) Idem (3).

Montpellier, le 21 Mars 1992

 

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