À propos de Jérôme Cardan

Discussion avec l’écrivain Jacques Bonnet

 

"Ils sont mathématiciens, médecins, astronomes, ces contrebandiers de signes jugés bien souvent hérétiques car ébranlant l’ordre établi, qui de civilisation en civilisation, de siècle en siècle, interrogent obstinément le monde."

Ainsi le Rabbi Abraham ben Méir Ibn Ezra, mathématicien juif de Tolède vers 1150, ou Girolamo Cardano, mathématicien originaire de Pavie inventeur du carré négatif en 1539, ou Frère Hugo Schreiner de la Compagnie de Jésus résidant dans la communauté d’Ingolstadt en 1661, un contemporain de Galilée... Jacques Bonnet nous raconte ces aventureux des théories interdites, ces passeurs de frontières parcourant les chemins d’Italie et d’Occitanie souvent cruels et dangereux, étranges silhouettes baroques et multiples, dans son ouvrage "La folie de Jérôme Cardan".

Jacques Bonnet est passionné de l’éducation nouvelle, de l’Occitanie ; il est spécialiste de l’histoire de la mathématique - qu’il a enseigné à Montpellier... Il nous fait l’amitié de répondre à quelques questions sur le savoir et l’exclusion :

 

1 Pourquoi Omar Kayyân et le Rabbi Abraham ben Méir Ibn Ezra, mathématicien juif de Tolède, tiennent-ils cette place dans la renaissance de la pensée aux XV°-XVII° siècles, et sont-ils représentatifs de l’influence Moyen-orientale sur la genèse de la pensée Moderne ?

Omar Kayyâm est représentatif de cette influence. En mathématique, il a des idées "modernes" (exemple : résoudre une équation par l’intersection de courbes). Il est poète, et porteur d’une philosophie de la vie qui annonce ou prépare des audaces philosophiques de la Renaissance :

"Ceux qui, par la science, vont au plus haut du monde,

Qui, par l’intelligence, scrutent le fond des cieux

Ceux-là, pareils aussi à la coupe du ciel

La tête renversée, vivent dans les nuages."

Jacob ben Ezra n’a pas la même envergure. Mais ce juif islamisé arrive à Montpellier vers 1200, il est un de ceux qui nous apportent le système de numération indo-arabe et il l’apporte dans sa langue - culture double (le zéro, il l’appelle, tantôt GALGAL - hébreu : la roue - tantôt SIFR - arabe : le vide -). Il contribue donc à l’émergence de la modernité scientifique.

2 Tu parles d’Aristote, si important à la fin du Moyen-âge dans les débats scolastiques. Y’a-t-il un espace pour le libre arbitre entre la science et la misère ?

Al-Razi énonce (contre GALIEN) : "C’est le VIVANT qui gouverne la Nature !" L’homme (les hommes) n’est jamais complètement déterminé par son sort, fût-il le plus misérable. Il y a un espace pour le choix d’un terrain de lutte. C’est ce que je crois.

 

3 Dans "La folie de Jérôme Cardan", tu écris "La misère jette sur les routes des troupes de caïmans et de mendiants assassins". La violence et la misère sont des sœurs jumelles, mais les victimes sont d’abord des pauvres plus vulnérables. Penses-tu que la pauvreté d’aujourd’hui soit capable de solidarité, ou la culture républicaine qui est encore la notre n’est-elle qu’un verni ?

Oui, la pauvreté est toujours capable de solidarité ! Certes, notre culture républicaine (Égalité, Fraternité, Liberté) est restée inachevée. Mais ce n’est pas qu’un verni. À chaque période, des hommes se sont saisis des points d’appui, qu’elle comportait pour combattre l’inégalité, la violence et la misère. Parfois ils ont avancé. Parfois non. Mais la lutte est toujours possible, notamment dans ce peuple marqué par une certaine histoire. Il n’y a de combat perdu que celui que l’on ne mène pas.

4 Quel(s) rapport(s) fais-tu entre ce monde si pauvre et cette géniale pensée mathématique, qui s’y développe et en est - un peu - le fruit ?

Voilà une question compliquée. La mathématique s’est développée, parfois en réponse à des besoins sociaux (plus ou moins consciemment exprimés par des groupes d’hommes) ; parfois par son mouvement propre, par son imaginaire propre.

Entre le monde, tel qu’il est, et la pensée mathématique, il y a donc des rapports complexes. Ce que l’on peut dire, c’est que la mathématique se développera d’autant plus fortement et justement qu’elle sera portée par un nombre d’hommes et de peuples croissant.

Si le monde évolue vers la barbarie, on verra revenir l’idée de Valéry : "Toutes les civilisations sont mortelles." Les mathématiques aussi le sont.

 

5 Tu évoques la laïcité républicaine, la Résistance, la beauté du monde comme un cadeau devenant une provocation : la cécité d’un enfant, l’injustice suprême... "... je sentais le poids du fusil qui tirait sur l’épaule. Rien ne change au fond, c’est toujours la même histoire. Tout ce qui importe, c’est de continuer à monter ?" Toujours monter : la connaissance, la recherche, trouver les racines du monde pour mieux voir les nuages... La misère n’est que la face matérielle de l’ignorance. La discrimination et l’élitisme culturels en sont les pourvoyeurs. Mais la mémoire...

Oui, la mémoire permet de retrouver ces chemins suivis par des gens obscurs, ou semi - obscurs, qui étaient peut-être captifs de leur monde mais qui décidaient, à un moment donné, de ne pas se rendre. C’est cette trace que je cherche dans mes romans de mémoire.

Jacques Bonnet et Pascal Doriguzzi Le 23.09.1996.

 

Jacques Bonnet est l’auteur de La mathématique comme une jolie fille qui n’ose se montrer nue (Démarches historiques en Math.) chez l’auteur (épuisé), J’ai rêvé qu’on leur fauchait le lycée (essai) chez l’auteur. La folie de Jérôme Cardan - Avril 1991, Les beaux compagnons (1793-1798) - Juin 1990, Le cheval cabré (1848-1897) - Avril 1992, Un printemps étrange (1813-1816) - Novembre 1994, Citoyenne Lutèce Sibilat (1878-1939) -Mai 1996, aux Presses du Languedoc, La longue route de Jacob ben Ezra - Janvier 2000, aux Presses du Languedoc.

 

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