Création d'Entreprise et handicap

 

 

Je suis une personne que l'on dit " handicapé lourd " (pourquoi lourd ? je pèse le poids moyen pour une taille de un mètre soixante quinze, je suis parfaitement lucide, malgré les apparences, et je pense, d'une intelligence correcte puisque je suis Docteur en Sciences politiques). J'ai créé la SARL Esméralda Editions, le 15 mai 2001, avec mon associée Mlle Danielle Prades. Je veux témoigner ici d'une expérience de chef d'entreprise handicapé, car depuis le début de la semaine " Emploi et Handicap " la question de la création d'entreprise est très peu évoquée, sinon sous la forme d'énoncés juridiques et de réglementations administratives ; or, la réalité pratique et quotidienne est tissée d'évènements infimes, d'une apparence toute anodine, mais qui se révèlent in fine d'une importance si grande qu'elle met en jeu l'existence même de l'entreprise.

 

Créez, qu'ils disent !

A l'époque j'étais sociétaire et gérant d'une société d'édition (SARL) encore en création. Un organisme interdépartemental et ministériel, l'AIRDIE, était chargé de faciliter les relations des PME, associations et autres éléments de l'Économie Sociale créés par des RMIstes, chômeurs, handicapés et autres économiquement précaires, et de les appuyer dans leurs relations avec les banques et autres partenaires économiques (l'économie solidaire et l'économie sociale). Cet organisme a refusé par deux fois de m'aider, sans jamais motiver ses raisons d'agir ainsi. Ce matin du 5 décembre 2000, le directeur local de cette association, M. Kasper., répondit ainsi à mon associée Danielle Prades qui lui demandait les raisons de ces refus : "...quand je vois ce pauvre monsieur handicapé...". Aurait-il dit "ce pauvre petit juif" ou "ce pauvre petit arabe" ? Si ça n'a rien à voir, c'est une chronique du racisme ordinaire ! Le sens commun, quoi...
Je suis allé voir le quidam derechef et lui ai dit : "Je suis le pauvre monsieur handicapé". Il se lance alors dans une logorrhée ininterrompue, "...et je fais beaucoup pour les handicapés... et je fais du bénévolat... et ce n'est pas à moi qu'il faut en conter...". Pas moyen d'en placer une ! Et deux collègues à lui m'encadraient, au cas où, depuis mon fauteuil roulant électrique, je lui aurais décoché une attaque de karaté... J'ai tout de même réussi à lui demander pourquoi les dossiers n'étaient pas passés en commission ; il répond "Je ne m'en souviens pas." Reprise de la logorrhée. Pas moyen d'assigner ces gens-là au tribunal, c'est tout un petit monde entre frères qui s'aiment les uns les autres (j'ai essayé…).
Les critères discrétionnaires de M. Kasper. ont porté un grave préjudice (plus de 60.000 Francs au démarrage) à des années de travail commun pour sortir de la précarité, et réussir par notre labeur, à nous intégrer dans la société. J'ajoute que, ce faisant, il a nui aussi à mon associée à mes collaborateurs, et à tous les professionnels qui me faisaient confiance.
Il n'y a pas que dans les boites de nuit que l'on pratique la discrimination !
Seule l'AGEFIPH, créée par la Loi du 10 juillet 1987, a joué son rôle.

 

Institutions et capitalisme : Le Tribunal des prud'hommes

 

Je suis un salaud de patron. Heureusement, des décennies de combat militant, dont nous étions, ont permis de protéger les salariés, quels qu'ils soient, devant l'ogre que j'étais devenu suite au dépôt de notre dossier à la Chambre des Métiers et à la Chambre de Commerce et d'Industrie de Montpellier.
Je ne vais pas exposer ici les détails des différends qui m'ont été opposés par des salariés (moi, je n'ai jamais attaqué personne) ; quand, parfois, j'avais tort, c'était par ignorance, mais, nul n'étant censé ignorer la Loi, je me suis incliné. Quand parfois j'avais raison, j'avais tort quand même.
(Exemple imprécis : deux mois après la signature d'un CDD, un salarié ne vient plus au travail et ne va même pas à la Poste pour retirer des Lettres recommandées que je lui ai envoyées). Au bout de six mois, le quidam m'a rappelé qu'il existait encore en me collant aux Prud'hommes.

Nul n'étant censé ignorer la Loi, apprenez que le Tribunal des Prud'hommes, situé place de la Canourgue à Montpellier, ne respecte en rien la réglementation qui date du 30 juin 1975 : les locaux sont parfaitement inaccessibles aux personnes à mobilité réduite, et lorsque je me pointais sur mon petit fauteuil nickelé, on avait la charité de me faire patienter plusieurs heures au fond d'un petit débarras cellulaire, en attendant que les élus et professionnels des Prud'hommes aient terminé de traiter des affaires sérieuses au premier ou au deuxième étage du bâtiment, en haut d'un monumental escalier ciselé. Quand, au bout d'un temps long comme un jour sans pain, j'entendais les pas des magistrats, greffiers, et autres avocats qui condescendaient à venir m'achever, je ne pouvais plus parler, tellement j'étais fatigué d'immobilité.
Ce jour-là, l'avocate du quidam (une pailladine) a fait pleurer le tribunal sur ma conduite impitoyable vis à vis d'un innocent réduit à la misère par un employeur sans conscience. Au bout d'un temps où beaucoup de gens parlaient, vient mon tour, puisque la France étant une République, tout accusé a le droit de se défendre, et que si le demandeur a la charge de la preuve, il me revenait de prouver que la personne ne s'était plus présentée à son travail. Curieusement, les récépissés postaux des lettres recommandées ne suffirent pas à démontrer que je les avais bien envoyées…
Affublé par ma santé d'une élocution difficile, j'ai tenté d'exprimer mon point de vue à des gens qui, visiblement, ne prêtaient à mes propos qu'une oreille distraite : à peine ai-je terminé de parler que l'avocate adverse et les magistrats présents ont échangé de petits signes de tête discrets, signifiant " c'est bon, c'est gagné ".
Tous ces gens-là sont sortis ensemble du Tribunal en échangeant des propos de connivence…
Mon associée est témoin de tout cela, elle a une parole " normale ", elle marche sur ses deux jambes, elle peut discuter à hauteur d'homme, elle est donc plus crédible que moi.

 

La vulnérabilité

 

Si j'ai le titre de gérant, si je suis technicien informaticien de ma boîte, c'est à mon associée que les gens s'adressent pour parler prix, argent, emprunts et remboursements. Les banques préfèrent parler à un responsable qu'à une personne handicapée. Trouver un interlocuteur financier n'est facile pour personne ; pour un entrepreneur handicapé, c'est une utopie.
Par contre, quand on doit de l'argent à quelqu'un, nous avons l'orgueil d'être traité sur un même pied d'égalité que les autres : les huissiers ne prennent pas plus de gants avec une personne handicapée qu'avec n'importe quel débiteur.

Les comportements des collaborateurs offrent parfois des surprises : j'ai vu un de mes salariés jouer effrontément avec un wargame débile pendant son temps de travail, et qui m'a répondu, quand je lui ai demandé de se remettre au travail : " ce boulot n'a aucun intérêt ".
Ou encore, un commercial à qui j'ai demandé de justifier des indemnités kilométriques (ce qu'il n'a jamais fait), m'a répondu : " Pour quoi faire ? ".
J'en passe et des meilleures. Si je les racontais, vous douteriez de ma santé mentale ; je suis en droit de me poser la question de savoir s'ils se seraient comportés de la même façon humble, obséquieuse et modeste si j'avais été nanti non seulement d'un cerveau, mais encore d'une paire de genoux en état de fonctionnement correct ?

Je suis éditeur de livres ; nous avons un comité de lecture. Mon associée et moi avons été l'objet d'" OPA " de la part d'individus nombrilistes affublés d'un besoin désespéré de paraître et de s'inventer une importance fictive dans leur parti politique (chez les Verts) ou leur secte (groupuscule gnostique), car une maison d'édition représente une liberté, un pouvoir de parole. Comme toute richesse, cela réveille des appétits et suscite des intrigues. Pour des personnes et des organisations, mettre la main sur notre petite société a été l'occasion de véritables tentatives d'intimidation, de menaces, de menées psychologiques pour essayer de descendre le gérant que je suis, et de le séparer de son associée. En aurait-il été de même si j'avais été en pleine possession de tous mes moyens physiques ?
Un faux psychologue nous proposait ses patients et leur conseillait notre entreprise, comme si nous étions une entreprise sociale, un CAT ou quelque chose comme çà, parce que je suis sur un fauteuil roulant. Nos charges ne sont pas celles d'une entreprise sociale d'insertion ou d'une association. Cela a conduit à des situations frisant la catastrophe (par exemple des dizaines de livres disparus, ou des clients définitivement perdus...).

Tout ce que je viens d'écrire est vrai et vérifiable. Vous ne le trouverez dans aucun texte, ni Loi, ni décret. Il s'agit simplement de l'expression de notre civilisation, où nos rapports de force priment toujours sur les principes fondateurs de notre Constitution. L'image, le virtuel, le paraître, l'impression première, ont autant de conséquences que le fond des choses. Qui le dit est toujours plus important que ce qui est dit. Qui agit comptera plus que le sens de l'action. Pourquoi ?
Je pourrais vous aligner deux siècles de textes allant de l'infirmité en 1791 jusqu'à la personne handicapée de 2005. Il n'en reste pas moins que le rapport de la personne handicapée avec les gens normaux reste suspendu à ce petit frisson qui parcourt les petits centimètres du bas-ventre pour aboutir en une petite aspiration inaudible entre les incisives supérieures, et qui interdit définitivement à la relation d'aller plus loin. Cela s'appelle l'hystérie. Il est bien évident que l'on ne pourra la reprocher à quiconque. Le sens commun, quoi…

Les enfants ne connaissent pas ce frisson. La curiosité propre aux nouveaux venus au monde, la tendresse initiale de leur étonnement ne sont pas encore perverties par les arguties des comportements sociaux et les errements de l'endoctrinement bien pensant. Ils n'ont pas encore traversé l'éveil sexuel pendant lequel on apprend qui est fréquentable, qui ne l'est pas. Apprentissage inconscient de cette petite aspiration inaudible entre les incisives supérieures…

Suffirait-il que les instituteurs les mieux intentionnés du monde tentent, par une espèce d'instruction civique, de préparer leurs élèves à l'acceptation et à l'amitié ? Suffirait-il d'une énième loi et de nouveaux décrets ? Je crois que la présence des enfants porteurs d'un handicap au milieu des enfants des écoles ordinaires y fera quelque chose.
Mais rejeter la responsabilité du présent en laissant à la génération qui nous suivra la mission de devenir civilisée est facile. C'est aux adultes d'aujourd'hui de se comporter comme tels. Pas à nos enfants de s'y préparer à notre place.


Pascal Doriguzzi, le 15.11.2006

 

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