Participation au colloque de l’Association des Paralysés de France au Palais de l’Unesco à Paris les 13, 14 et 15 Janvier 1997 "Handicap et travail : Quel avenir pour les personnes handicapées"

 

Mutations du travail : s'adapter ou s'inventer ?

Pascal Doriguzzi*

La jeune histoire du rapport entre l'invalidité et le monde du travail industriel débute en I914. On parle alors de "mutilés de la guerre".

Le vocable "travailleur handicapé" n'intervient que plus tard, fruit du croisement entre les processus normatifs de l'État Providence et de l'Organisation scientifique du travail.

La fin des années 1980 connaît une profonde transformation des rapports salariaux et des techniques. La norme "travailleur handicapé" se reconnaît toujours par une comparaison/ évaluation basée sur un type managérial en déclin. Mais son statut social et professionnel, loin de se modifier avec les technologies, ressemble à un simple type de marginalité, sinon d'exclusion.

Pourtant, que de points communs entre les réponses juridiques apportées en ces différents moments: Les formes et les titres, la structure des textes se ressemblent. De la définition des bénéficiaires aux commissions, en passant par les règles d'exonération, les solutions proposées par les représentants de la nation paraissent des adaptations législatives aux différents contextes.

Les trois périodes historiques et politiques produisent et reproduisent des dispositions qui, plus qu'innover "en faveur de l'emploi des travailleurs handicapés", adaptent simplement les règles d'insertion professionnelle du handicap à leur temps. Avant de réfléchir à des pratiques d'intégration renouvelées, faisons un rapide (et superficiel) retour sur les trois expériences législatives qui ont produit le handicap.

I/ Les différents contextes "sociétés/lois"

Jusqu'à la première guerre mondiale l'invalidité s'appréhendait sous l'angle de l'assistance publique sinon de la bienfaisance. La loi de 1905 traitait de la solidarité, mais pas du travail de ceux qu'on appelait alors "infirmes".

La première guerre mondiale cause des centaines de milliers de blessés graves . Après le conflit, la question de la réintégration sociale des mutilés occasionne le premier contact de l'invalidité avec le monde du travail industriel. La République ne peut traiter les soldats comme les indigents en 1905. Le sentiment de responsabilité nationale, issu de l'Union Sacrée en 1914, impose la réinsertion professionnelle des mutilés de la guerre par des lois, telles celles sur les emplois réservés dans l'administration dès 1917.Celle du 26 Avril 1924 concerne au premier chef l'industrie privée en pleine mutation avec l'Organisation scientifique du travail .

La seconde période législative couvre les "années 1950-60". Elle met au monde politique le "travailleur handicapé". Après la seconde guerre mon-diale, le "fordisme" occupe tout l'espace de la production industrielle. Le travail à la chaîne et l'Ouvrier spécialisé représentent l'organisation la plus courante du monde économique. La division du travail, la cadence et le productivisme per-mettent une fourniture massive de produits de consommation. La société s'organise en fonction de dimensions statistiques, ressemblant au modèle scientifique de l'industrie. Les pouvoirs publics organisent la protection sociale massive par la sécurité sociale, la retraite des vieux, les progrès médicaux, bref, ce que François Éwald appelle l'État Providence...

Le mouvement produit un individu standard, capable d'occuper sa place dans la machine sociale, de contribuer à son fonctionnement. Les décennies suivant la 2° guerre mondiale modifient le concept d'être humain, de travailleur, en produisant un individu idéal, moyen, calibré, fantasma-tique, qui s'il n'existe pas, devient la norme, "le normal". Frédéric Taylor définissait l'homme idéal pour l'organisation scientifique du travail, dans son ouvrage "La direction de l'atelier" (paru en 1902 aux USA, 1907 en France). Il lui donnait neuf qualités auxquelles chacun doit être mesuré, évalué, comparé : "les neuf qualités qui font un homme suffisamment universel sont : l'intelligence, l'éduca-tion, les connaissances spéciales ou techniques et l'habilité manuelle ou la vigueur physique, le tact, l'énergie, la fermeté, l'honnêteté, le jugement ou le bon sens, une bonne santé" .

Cette description de l'homme universel fait partie des recommandations faites aux patrons américains pour embaucher du personnel et estimer la capacité de celui-ci d'occuper tel ou tel échelon hiérarchique. L'individu se mesure au nombre de qualités possédées. Deux guerres plus tard, et en raisonnant par déduction, Taylor aurait dit : celui qui n'est pas en bonne santé, a peu de formation technique et d'habilité manuelle pour manifester son intelligence, son tact, sa fermeté et l'énergie nécessaire pour mettre ces qualités en valeur, celui-là est un travailleur handicapé. Bien entendu le patron avisé n'emploie que le travailleur "normal", homme normalisé, excluant de l'organisation scientifique du travail la contre-norme qu'est le handicapé .

Dans l'expansion du travail spécialisé, celui-ci trouve peu d'espace. Dans ce contexte intervient la loi du 23 Novembre 1957 en faveur de l'emploi des travailleurs handicapés . Produit par la société industrielle, le rapport social "handicap" correspond à une représentation, une norme sociale admise dans une différence convenue. Le travailleur handicapé, reconnu par les COTOREP* de la Loi du 30 Juin 1975, placé, évalué, mesuré, pesé, orienté occupe un espace précis dans la machine productive contemporaine, place à laquelle correspond un statut profes-sionnel, un poste de travail, etc.

La fin des années 1980 connaît un approfondissement de la mutation du travail industriel. La référence au taylorisme comme modèle général touche à sa fin. Les statuts professionnels se diluent au rythme des restructurations et des nouveaux procès de travail. La loi du 10 Juillet 1987 en faveur de l'emploi des travailleurs handicapés s'adresse aux personnes reconnues par la COTOREP. Paradoxalement, la reconnaissance administrative de travailleur handicapé se réfère à la norme fordiste du travail industriel, alors qu'elle sert de cadre institutionnel pour "gérer" des populations inadaptées aux nouvelles exigences du travail. Elle permet des classifications administratives de populations dépendantes de procédures d'insertion. Ces catégories dépassent largement le champ des handicaps médicalement reconnus.

On pourrait parler "d'assistance publique" et de "solidarité" pour désigner les populations relevant d'un travail "social", c'est à dire déclassées, "dés-identifiées", sous-payées, considérées comme "en attente" d'une "solution". Du handicap comme fait social jusqu'alors identifié par une pathologie physique, psychique ou intellectuelle, on passe à l'utilisation du cadre législatif du handicap, comme modèle des politiques publiques en direction des populations en difficulté, la pauvreté et les exclusions (par exemple, le Revenu Minimum d'Insertion entre handicap et insertion).

Si le "taylorisme" ne fait plus recette dans les techniques de management et d'organisation du travail, la définition du travailleur handicapé se réfère toujours à son mode d'évaluation à l'heure des restructurations et des ordinateurs.

II/ Les trois expériences législatives

Les trois grandes lois présentent des structures analogues : D'abord, elles définissent les populations et les organismes professionnels concernées par le projet. Ensuite, elles précisent les dispositions d'exonération permettant aux acteurs en cause de minimiser ou éviter les obligations d'embauche tout en restant dans la légalité. Enfin, elles prévoient des procédures de contrôle et de recours...

1* De la définition des populations

Les art. 1 à 5 de la loi du 26 Avril 1924 assurant l'emploi obligatoire des mutilés de la guerre définissent les ayants droits, c'est à dire "les militaires des armées de terre et de mer, titulaires d'une pension en vertu de la loi du 31 Mars 1919". Ils assujettissent "toutes les exploitations industrielles et commerciales qui occupent régulièrement plus de dix salariés... Quinze salariés pour les exploitations agricoles... Les exploitations employant plus de 50% de main d'œuvre féminine paient une simple redevance annuelle." L'employeur a quarante-huit heures pour faire connaître une vacation de poste à l'office publique de placement qui dispose alors de 8 jours francs pour présenter un mutilé ( art. 6).

Le titre Ier de la loi du 23 Novembre 1957 définit les ayant-droits : "Est considérée comme travailleur handicapé (...) toute personne dont les possibilités d'acquérir ou de conserver un emploi sont effectivement réduites, par suite d'une insuffisance ou d'une diminution de ses capacités physiques ou mentales." L'art. 2 ajoute "La qualité de travailleur handicapé est reconnue par la commission départementale d'orientation des infirmes instituée par l'art. 167 du code de la famille et de la sécurité sociale..." Les établissements assujettis sont : "les établissements industriels, commerciaux et leurs dépendances, de quelque nature qu'ils soient, artisanaux, coopératifs, laïques ou religieux, même s'ils ont un caractère d'enseignement ou de bienfaisance." Il s'ensuit une liste d'organisations professionnelles, y compris l'État et les collectivités locales... Tout employeur doit déclarer les vacations de poste au bureau de main d'œuvre qui dispose de 8 jours pour présenter un travailleur handicapé (art. 14).

La section 1 de la loi du 10 Juillet 1987 en faveur de l'emploi des travailleurs handicapés reproduit "l'obligation d'emploi des travailleurs handicapés, des mutilés de guerre et assimilés". Elle concerne les établissements suivant : "tout employeur occupant au moins vingt salariés, est tenu d'employer à temps plein ou à temps partiel, des bénéficiaires de la présente section..." Elle oblige l'État et les collectivités locales, ainsi que toutes les organisations professionnelles. Suit l'énumération des ayant-droits : "Les travailleurs reconnus handicapés par la commission technique d'orientation et de reclassement professionnel (article L.321.11 du code du travail) ; les victimes d'accidents du travail ou de maladies professionnelles ; les titulaires de pension d'invalidité distribuée par la sécurité sociale ; les anciens militaires ou assimilés, titulaires d'une pension militaire d'invalidité ; les orphelins et veuves de guerre." Le décret du 22 Janvier 1988 stipule que les entreprises informent la Direction du travail des modifications d'effectifs tous les 15 Février, par pli fermé avec accusé de réception.

2* Des dispositions d'exonération

L'article 10 de la loi du 26 Avril 1924 fixe une redevance annuelle de 6 francs/jour par pensionné non embauché et prescrit par l'article 3. L'art. 11 prévoit que l'administration des contributions directes recouvre la redevance annuelle, qu'elle verse à l'Office National des Anciens Combattants. L'art. 10 stipule que "les associations ayant pour objet principal la défense des intérêts des bénéficiaires de la présente loi peuvent exercer une action civile..."

L'art. 34 de la loi du 23 Novembre 1957 détermine la redevance annuelle par bénéficiaire manquant à six fois le salaire minimum/jour, recouvrée par une commission préfectorale. Les règlements de la loi permettent aux entreprises de s'exonérer d'embauches directes en fournissant du travail aux Ateliers protégés et aux Centres d'aide par le travail institués par le titre IV de la loi. Le titre V crée un Conseil Supérieur du reclassement professionnel et social des handicapés pour contrôler l'application du texte. Des associations nationales représentatives d'handicapés y siègent.

La loi du 10 Juillet 1987 dispose que les entreprises s'acquittent des obligations d'embauche directe en passant des contrats de sous-traitance avec des Ateliers protégés et avec des Centres d'aide par le travail. De même, en contribuant à des plans de formation, en passant des accords de branche en faveur des travailleurs handicapés. Le texte fixe la redevance annuelle d'exonération à 500 fois le salaire horaire minimum de croissance par bénéficiaire non-employé ; les entreprises versent cette somme à l'AGEFIPH. La Section III institue la Commission départementale des travailleurs handicapés, des mutilés de guerre et assimilés. Elle statue sur les contestations dans l'application du texte. Un représentant des associations y siège. Le Conseil d'État est compétent en dernier ressort.

3* Des dispositions spécifiques

La loi du 26 Avril 1924 répond à une situation relativement soudaine et concernant des effectifs nombreux. Elle est un texte de répartition faisant face à une situation d'urgence. Mais elle constitue le prélude juridique des lois sur le rapport de l'invalidité avec le monde du travail industriel.

La loi du 23 Novembre 1957 met en œuvre et généralise l'aparté du travailleur handicapé par les Ateliers protégés et les Centres d'aide par le travail. Ceux-ci deviennent l'alternative privilégiée à l'embauche directe. Le titre V inaugure le "conseil supérieur pour le reclassement professionnel et social des handicapés".

Les art. 3, 4 et 5 de la loi du 10 Juillet 1987 engagent les responsabilités des Fonctions publiques de l'État, territoriales, et hospitalières. La somme recueillie par l'AGEFIPH au titre des redevances revient aux handicapés en formation, en insertion professionnelle, ou en création d'activité.

III/ S'adapter ou s'inventer

Ces trois textes partagent un destin commun : Les décrets du 3 Avril 1925 et du 6 Août 1927 obligent les administrations à appliquer les articles 18 et 19 de la loi de 1924. Pour les secteurs privés, il faut attendre le printemps 1928, ce qui laisse une impression de volonté mitigée pour l'embauche des mutilés... La loi du 23 Novembre 1957 laisse le soin aux décrets de modifier le code du travail. Le peu d'effectivité des contrôles sur l'ensemble du territoire rend assez faibles les effets de la loi sur l'embauche en "milieu ordinaire". Mais elle généralise le travail en milieu protégé, en faisant une véritable norme sociale. La Fonction publique restera en deçà des 3% d'embauche, malgré les dispositions réglementaires . En 1994, le ministère du Travail indiquait qu'en 1992, un tiers seulement des établissements soumis à l'obligation de la loi de 1987 respectait ou dépassait le taux de 6%. Sur les 89 000 établissements concernés 35% employaient au moins 6% de travailleurs handicapés. 25% n'atteignaient pas le quota et 40% se contentaient de verser la redevance annuelle à l'AGEFIPH. Le rapport concluait qu'en 1992, il manquait 100 000 embauches supplémentaires de travailleurs handicapés pour respecter la légalité .

Les Données Sociales 1996 de l'INSEE recensent 8 430 embauches dans les établissements assujettis et 9 000 départs en 1993, pour 254 158 adultes handicapés bénéficiaires de la loi du 10 Juillet 1987 . Trois grandes lois, trois grands espoirs pour des résultats discutables, même s'ils ne sont pas à négliger. Leur point commun réside dans une simple adaptation à des contextes économiques et historiques, plus qu'en des innovations législatives ouvrant des perspectives nouvelles aux travailleurs handi-capés. Il s'agît plus d'une mise en conformité avec la période, de l'adaptation du statut à une situation donnée...

Ce rappel historique questionne sur la façon d'aborder la question de l'emploi des travailleurs handicapés. Rien ne permet de croire que de nouvelles lois modifiant les taux d'embauche obligatoire, ou augmentant les redevances et les primes à l'embauche, auraient un effet statistique. En terme de résultat, la présence de texte semble plus incitative que contraignante.

Dans ce contexte, d'autres éléments peuvent inventer de nouvelles perspectives. Les nouvelles technologies permettent des productions de qualité en mobilisant peu de force physique, par exemples l'informatique ou les robots industriels. Mais pour constituer un réel apport, il faut accompagner ces outils des formations les plus avancées dans la profession choisie. Le travailleur handicapé doit alors suivre des stages réguliers pour rester au niveau de pointe...

De même, la création d'activité doit viser des interstices originaux et de qualité (Quitte à faire de la vaisselle, qu'elle soit en étain... ou en argent !) Il en va de même pour les professions plus "classiques" où l'on rencontre fréquemment des handicapés : qu'il s'agisse d'horticulture, d'électronique ou de P.A.O., il faut donner au professionnel un niveau de formation élevé, afin qu'il puisse éventuellement s'adapter en créant et innovant...

Enfin, on fait rarement "carrière" dans un emploi, comme sous les "trente glorieuses". On change d'emploi, sinon de profession, en moyenne tous les dix ans. Il faut permettre des reconversions aux travailleurs handicapés en cours de vie professionnelle. Ce sont là quelques suggestions à discuter...

BIBLIOGRAPHIE

* Pascal Doriguzzi est Docteur en Science politique.

SAUVY Alfred Histoire économique de la France entre les deux guerres éd. Fayard, 1965, p. 442.

PROST Antoine Les Anciens Combattants Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 3 tomes, 1977.

Loi du 26 Avril 1924 assurant l'emploi des mutilés de la guerre parue au Journal Officiel du 29 Avril 1924.

DE MONTMOLLIN M. et PASTRÉ O. Le taylorisme éd. La découverte, Mai 1984.

Article d'Aimée MOUTET La première guerre mondiale et le taylorisme p.67 et s.

François EWALD L'État Providence éd. Grasset 1986, pp. 363-397.

Frédéric W. TAYLOR (textes de AMAR, BELOT, LAHY, LE CHATELIER) Organisation du travail et économie des entreprises textes choisis et présentés par François VATIN, Les éditions d'organisation, Janvier 1990, p.75-76, paragraphe 221.

Pascal DORIGUZZI L'HISTOIRE POLITIQUE DU HANDICAP De l'infirme au travailleur handicapé éd. L'Harmattan, Oct. 1994, Paris, 224 pages.L'ouvrage analyse le "handicap" comme rapport social et culturel dans le monde industriel.

J.O. du 24 Novembre 1924.

* COmmission Technique d'Orientation et de REclassement Professionnel.

J.O. du 12 Juillet 1987.

Christian HERNANDEZ L'insertion des handicapés dans la Fonction Publique - Rapport au Ministre de la Fonction Publique et des réformes administratives et au Ministre des Affaires Sociales et de la Solidarité Nationale La Documentation Française, Paris, Août 1982, p. 31.

Étude du Ministère du Travail, le 21 Mars 1994, sur l'application de la loi du 10 Juillet 1987.

L'insertion professionnelle des personnes handicapées : les enjeux d'une loi Anne Ramaré - membre de la Dares, Ministére du travail et des Affaires sociales - dans Données Sociales 1996 de L'INSEE, pp. 480 et s.

Pascal Doriguzzi le 25 Décembre 1996.

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